Quelle base d’accord pour un parti révolutionnaire ?

Quand on est plus de deux (deux inclus !), on ne peut jamais être d’accord sur tout. Tout le monde en convient… Mais si on veut faire des choses ensembles, surtout des choses aussi complexes qu’une révolution socialiste, il faut avoir un minimum de bagage en commun. Tout le monde en conviendra… Quelles conditions définir ? Doit-on être d’accord sur les méthodes d’action, sur les revendications, sur la théorie ?

Nb : Ce texte discute de la base d’accord au sein d’une organisation révolutionnaire, pas de la question de savoir si cette organisation doit être indépendante ou au sein d’un parti large.

Programme, stratégie et tactiques

On peut répondre de manière simple qu’il faut être d’accord sur le programme et la stratégie, mais qu’on peut toujours discuter des tactiques. La stratégie comprend centralement la nécessité de faire progresser l’organisation de la classe travailleuse jusqu’à l’expropriation et la gestion collective des moyens de production, et la nécessité de renverser l’État capitaliste. Les tactiques comprennent la participation aux élections du système capitaliste, les moyens d’action (manif sauvage ou pas, dans quelles circonstances…), la mise en avant de telle ou telle revendication… Cela n’empêchera pas toutes sortes de débats de se poser (ex: le front unique relève-t-il de la stratégie ou de la tactique ?) mais cela permet d’avancer en fixant des repères.

Pour que l’ensemble des militant-e-s de l’organisation, et en particulier les nouveaux/elles, puissent s’approprier le programme, il faut que celui-ci soit clairement formulé. D’autres textes peuvent être utiles, comme des thèses sur les principales stratégies/tactiques qui peuvent être utilisées. C’est ce qui avait été fait lors des premiers congrès de l’Internationale communiste (1919-1924). De cette façon, l’adhésion doit se baser sur un « accord global » avec ces quelques textes.

A l’opposé, il faut absolument refuser la méthode de recrutement de partis comme Lutte ouvrière, qui ne donnent le statut de membre qu’à celles et ceux qui ont lu et approuvé l’ensemble de la politique de Lénine et Trotsky. Cette méthode induit une absence de débat et une habitude d’acquiescer à la parole des plus ancien-ne-s. En apparence elle reproduit la « ligne trotskiste » pour garantir l’absence de révisionnisme (ce qui est son but), mais elle ne reproduit en réalité que la ligne d’une organisation bien précise (avec ses qualités et ses défauts), dont la direction se retrouve hégémonique, mais aussi, en grande partie coupée de la réalité (n’étant pas alimentée par des questionnements issus des nouveaux/elles militant-e-s).

Place de la théorie

Quelle est la place de la théorie marxiste dans tout ça ? Cela pose des difficultés, car de quelle théorie parle-t-on exactement ? Le « matérialisme dialectique », ou la « dialectique matérialiste » ? (Non ce n’est pas équivalent pour tout le monde…) Seulement le matérialisme historique ?

D’un point de vue « logique » abstrait, les orientations découlent de la théorie et de la méthode, donc il est fondamental de se regrouper entre théoriciens prenant la même base théorique. La théorie serait donc « au dessus » de la stratégie. Mais paradoxalement, si l’on est matérialiste, on doit réaliser que la société et les grands changements idéologiques ne suivent pas cette logique :

  • L’immense majorité des recrues du communisme et du mouvement ouvrier en général viennent d’abord pour les objectifs de lutte, immédiats ou plus lointains. Et ce n’est qu’en conséquence que certain-e-s auront l’occasion d’approfondir les questions théoriques, et de se forger une vision du monde matérialiste. Demander en préalable à tout-e nouveau/elle militant-e de s’approprier des éléments théoriques complexes n’est pas réaliste.
  • La théorisation avance moins vite que les grands clivages d’orientation. Par exemple : pour ou contre l’Union sacrée en 1914. Malgré les débats qui existaient dans la social-démocratie, ni Lénine ni Trotsky ni Luxemburg n’avaient anticipé l’ampleur de la scission, et n’ont théorisé qu’après coup les grandes ruptures (Dans L’État et la Révolution par exemple…). Par ailleurs leurs théories ont des différences importantes (par exemple sur la question de l’impérialisme), et on peut remettre en question tout ou partie de ces théories tout en restant révolutionnaire. Paradoxalement, l’orientation commune aux internationalistes révolutionnaires de 1914 (il faut refuser l’union sacrée, accentuer la lutte de classe au lieu de la reporter) était un socle plus solide, plus fondamental pour la plateforme de rupture avec la social-démocratie, que les théories sur l’impérialisme. Or les communistes ont par la suite eu tendance à présenter les choses de façon idéaliste : c’est parce qu’on est d’accord avec la théorie de Lénine qu’on est vraiment révolutionnaire.
  • La théorisation marxiste ne pourra probablement connaître de vrai bond que sous le communisme. Même dans la société actuelle, les progrès dans ce domaine sont favorisés lorsque plus de militants se tournent vers le marxisme et combattent les idéologies bourgeoises. Cela se produit globalement en lien avec les progrès du mouvement ouvrier. Nous ne pouvons pas prétendre avoir une théorie achevée, alors même que nous sommes en recul.
  • De manière générale, nous devons considérer les grandes questions théoriques comme un champ de recherche, soumis à la libre discussion et évaluation, au contraire du dogme du type « diamat » qui avait cours en URSS. Si l’on veut prétendre à un « socialisme scientifique », il faut être capables d’affronter la méthode scientifique.

Il ne s’agit pas d’isoler artificiellement la « théorie » dans une tour d’ivoire. Il est évident que la lutte stratégique contre les illusions réformistes s’appuie sur des éléments théoriques (économie marxiste contre keynésianisme, théorie de l’Etat comme instrument de la classe dominante…). Il est important que ces questions soient débattues dans les partis révolutionnaires. Mais pour être justement débattues, il ne faut pas qu’elles soient présentées comme gravées dans le marbre.

Lorsqu’une organisation ne veut pas admettre ces limites, la moindre critique peut vite être vue comme une « pente glissante », et la « bonne interprétation » de la théorie marxiste peut devenir un prétexte pour une direction cherchant à discréditer une opposition.

Trotsky a eu ce travers lorsqu’il a regroupé autour de lui certains opposants à la bureaucratie stalinienne. Il a été très méprisant envers ceux qui ont eu une autre théorie que « l’État ouvrier dégénéré » sur la nature de l’URSS, allant jusqu’à théoriser, dans sa polémique Défense du marxisme, que ceux qui défendaient autre chose que sa vision n’étaient pas d’accord avec la dialectique, et que le refus de la dialectique conduit au réformisme petit-bourgeois… Trotsky polémiquait en particulier contre une minorité du parti trotskiste des États-Unis (Socialist Workers Party), qui pensait notamment que l’URSS était devenu une nouvelle société de classe, et qui remettaient en question la ligne de « défense de l’URSS« . La dureté de la polémique a conduit à une scission, qui aurait peut-être pu être évitée. Parmi cette minorité, des militant-e-s de valeur ont continué à militer longtemps dans le camp révolutionnaire. Certains ont trahi, comme c’est arrivé dans tous les partis, même les plus « orthodoxes ».

Un de ces traîtres, James Burnham, a très bien résumé cette distinction à faire entre théorie et programme dans sa polémique avec Trotsky :

“Afin de rester membres d’une même organisation, nous autres, de la Quatrième Internationale, devons être d’accord sur notre but central, à savoir le socialisme. Nous devons aussi être d’accord sur les moyens principaux que nous estimons indispensables pour atteindre ce but: la dictature du prolétariat, le renversement révolutionnaire du capitalisme, la construction du parti, etc. Quels moyens sont les plus « importants » et à quel degré d’accord étroit devons-nous parvenir à leur sujet? A cela, nous ne pouvons répondre par avance; seule l’expérience peut nous l’indiquer et les limites de l’accord indispensable peuvent varier d’une fois sur l’autre. L’expérience a prouvé que des gens ne peuvent rester membre d’un même parti s’ils divergent sur les méthodes pour parvenir au socialisme qu’implique, par exemple, le débat sur la voie parlementaire ou la voie révolutionnaire; elle a également montré qu’ils peuvent demeurer dans la même organisation même s’ils ne sont pas d’accord sur une méthode telle que celle d’un « labor party ». […]

En outre, afin de faire face à l’activité pratique de tous les jours ou même de tous les ans, le programme fondamental est complété par des prises de position qui servent de principes directeurs pour les méthodes que nous estimons moins décisives ou plus temporaires (Labor Party, New Deal, etc.). Ces prises de position, bien qu’elles aient un caractère obligatoire pour l’orientation du parti, n’ont pas besoin d’être acceptées par tous les membres et ne constituent pas une condition pour l’appartenance à l’organisation.

[…] Nous partons tous dans nos analyses des fondements, entre autres, de la théorie marxiste de l’Etat. […] Cependant, la théorie de l’Etat n’est pas ce « principe fondamental » de notre politique, selon le sens même de ce terme que j’ai essayé d’expliquer. Si on peut la prendre pour telle, c’est de ce point de vue: il a été assez clairement démontré qu’aucune autre hypothèse ne nous met en mesure de parvenir avec une telle force aux conclusions qu’impliquent la plupart des supports de notre programme fondamental (rejet du parlementarisme, attitude à l’égard de la guerre impérialiste, dictature du prolétariat, etc.), tandis que toute autre théorie de l’Etat mène à des conclusions différentes (et erronées) sur les moyens de parvenir au socialisme. C’est ainsi qu’il peut sembler que l’acceptation de notre programme fondamental entraîne logiquement l’acceptation de la théorie marxiste de l’Etat, encore que la chose puisse ne pas être évidente pour chacun à chaque étape. Néanmoins, pour autant que nous nous occupons de politique, c’est le programme et les conséquences empiriques qui en découlent qui sont fondamentales par rapport à la théorie et non à l’inverse. »

Ce qui permet de dire que James Burnham a trahi, c’est sa rupture avec le programme (collaboration avec la CIA, donc avec l’Etat de la classe dominante). Ce ne sont pas ses positions théoriques (rejet de l’Etat ouvrier dégénéré et de la dialectique).

L’identité « léniniste » et « trotskiste » ?

Un parti révolutionnaire doit être « délimité », c’est-à-dire assumer sa base programmatique et stratégique qui le différencie des partis bourgeois et des dirigeants réformistes (que l’on peut considérer, à la suite de Lénine, comme des lieutenants de la bourgeoisie dans le mouvement ouvrier…).

Mais cette « délimitation » ne devrait pas aller au delà de ce qui est nécessaire. Si on inclut dans la base d’accord nécessaire trop d’éléments, on bascule dans une logique « identitaire », qui met sur le même plan des désaccords fondamentaux et des traditions militantes particulières, ce qui a de lourds inconvénients :

  • on fige certaines traditions, avec beaucoup de simplisme, et on rend très difficile d’en débattre (on pourrait se dire que le débat peut avoir lieu entre les différents partis, mais en réalité plus il y a de barrières organisationnelles plus les débats sont difficiles, car caricaturaux, limités par les enjeux d’autoconstruction qui poussent aux effets rhétoriques un peu minables…),
  • on s’affaiblit en divisant inutilement le mouvement révolutionnaire, non seulement numériquement dans l’immédiat, mais aussi parce que des groupes juxtaposés, chacun repliés sur son dogme, sont moins capables de remise en question, qualité qui est très importante pour se lier à terme au mouvement de masse.

Or les récits fondateurs des partis politiques d’extrême gauche incorporent en grande partie cet aspect identitaire. Cela se voit en particulier dans toutes les organisations qui affichent des références explicites aux « pères fondateurs » (comme LO qui s’intitule « Union communiste (trotskiste) », ou comme la « Tendance marxiste internationale », la « Fraction trotskiste »…), et c’est encore pire chez les « marxistes-léninistes » ou les « marxistes-léninistes-maoïstes »… Résumer nos références à des hommes alimente forcément (évidemment avec des nuances selon les partis) l’idée que l’on ne peut pas avoir de désaccord substantiel avec ces génies qui surplombent le genre humain. Malheureusement Trotski a suivi cette tradition dès les années 1920 en dénommant son opposition à Staline les « bolchéviks-léninistes ».

Un parti qui se dénomme à partir d’un critère de classe, un qualificatif de révolutionnaire ou un projet de société (socialiste/communiste) est largement préférable. Personnellement je suis largement révisionniste sur de nombreux sujets par rapport à ce qui est décrit (parfois abusivement d’ailleurs) comme le « léninisme » et le « trotskisme », et je pense qu’il va nous falloir arriver à dépasser les « trotskistes » pour former un parti révolutionnaire plus large.

Le gros problème d’un parti comme le NPA est qu’il a « abandonné » (dans son discours, même si la plupart des militants sont de fait des « trotskistes ») à la fois l’identité « trotskiste », et la délimitation explicite de parti révolutionnaire. Cela ne peut que renforcer les frileux·euses qui ont ensuite beau jeu d’assimiler tout éloignement par rapport à Lénine et Trotski comme un début de commencement de trahison de classe…

Malheureusement il n’y aura d’avenir ni dans un parti large flou, ni dans un parti qui se replierait et se condamnerait à être un remake de LO.

 

Voir aussi : Soyons révisionnistes !

Une réflexion sur “Quelle base d’accord pour un parti révolutionnaire ?

  1. Dans « Europe Mad Max Demain » [1], Bernard Wicht prédit la multiplication de zone de non droit où les Etats ne pourront plus exercer leur autorité (le « Nouveau Moyen Age ») [2]. Afin d’éviter le chaos, il exhorte les Etats à reconnaître l’existence de ses zones, à accepter leur incapacité à y faire régner l’ordre et à favoriser la constitution, en leur sein, de milices alliées dont ils consacreraient l’autorité. C’est un recyclage de l’adage selon lequel il faut des (techno)barbares pour combattre les (techno)barbares.

    L’originalité de l’oeuvre de Benard Wicht est de proposer la création de milices d’un nouveau type: les « swissbollah ». Un swissbolah est fondé sur trois éléments: 1° un manifeste qui sert de lien socio-politique à des gens de même obédience, 2° des réseaux multimédia qui leur permette de rechercher des soutiens et d’organiser des actions communes, 3° des sous-traitants auxquels les membres du swissbollah peuvent faire appel pour régler leurs problèmes plus efficacement. Il s’agit d’user des ressources de la technologie, plus particulièrement l’internet des mobiles, pour décentraliser l’action et supprimer les pyramides hiérarchiques. Bernard Wicht n’en dit pas plus mais on peut compléter sa théorie en s’inspirant de « l’organisation de contrôle des populations » proposée par Trinquier dans « La Guerre moderne » [3].

    Le concept de swissbollah s’inscrit dans une mouvance plus large:
    1. Certaines entreprises ou administrations dites « libérées » se passent de hiérarchie à la façon d’un swissbollah [4]: chaque service est une équipe autonome fonctionnant sur le principe de la démocratie directe.
    2. Dans le cadre du programme Objectif Force, les USA ont tenté de créer une armée de forces spéciales fondé sur le principe du swissbollah [5]: a. des unités de commandements (units of employment) auraient analysés les données des réseaux de capteurs pour proposer des missions via un intranet tactique, b. des unités d’action auraient choisi librement leurs missions parmis celles proposées, c. des unités de soutien auraient fourni des services aux unités d’action sur base de requête transmise par le biais de l’intranet tactique.
    3. Il est possible de concevoir des produits et des lois par le biais de logiciel approprié selon une logique proche de l’organisation d’un swissbollah. [6]

    Tout cela pour dire que le concept de swissbollah n’est pas si loufoque que cela.

    Que ferait un swissbollah technomarxiste, concrètement? D’abord, il pourrait rédiger un manifeste court dans lequel il énoncerait ses critiques du capitalisme, ses solutions et ses moyens d’action. Il pourrait ensuite rechercher et médiatiser des doctrines altercapitalistes [7] susceptibles de créer un terreau favorable à l’introduction en douceur du technomarxiste et des doctrines postcapitalistes susceptibles de rendre les populations plus réceptives à ses idées[8].

    [1] https://www.polemia.com/europe-mad-max-demain-retour-a-la-defense-citoyenne-de-bernard-wicht/
    [2] http://www.europemaxima.com/demain-l%E2%80%99autodefense-par-georges-feltin-tracol/
    [3] https://www.babelio.com/livres/Trinquier-La-guerre-moderne/875164
    [4] https://boutique.arte.tv/detail/bonheur_travail
    [5] https://www.ifri.org/sites/default/files/atoms/files/etudes1dedurand1.pdf (cfr page 51)
    [6] http://www.ted.com/talks/clay_shirky_how_the_internet_will_one_day_transform_government.html
    [7] Quelques liens sur l’altercapitalisme:
    – Le Microcapitalisme de François-Xavier Oliveau (https://blog.revenudexistence.org/2017/12/06/microcapitalisme/)
    – La coopérative multisociétaire : renouveau coopératif et défis de gestion (https://www.erudit.org/fr/revues/rum/2010-v41-n1-rum1820511/1006089ar/)
    – L’économie citoyenne : un nouveau mouvement a vu le jour (http://cdurable.info/L-economie-citoyenne-un-nouveau-mouvement-a-vu-le-jour-en-Europe-Christian-Felber,3394.html)
    [8] Quelques liens sur le postcapitalisme:
    – J.E.U. Le JEU Jardin d’échange Universel (http://lejeu.org/)
    – Un alternative de société : l’écosociétalisme (http://www.ecosocietal.org/)
    – Une alternative postcapitaliste, pourquoi et comment ? (https://postcapitalisme.wordpress.com/resume-de-nos-livres/)
    – L’économie participaliste : une alternative contemporaine au capitalisme (https://www.erudit.org/fr/revues/ps/2017-v36-n1-ps02914/1038773ar/)

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