L’utopie de la Culture (Iain M. Banks)

Mon utopie serait assez proche de celle décrite par Iain M. Banks dans son Cycle de la Culture. Pour celles et ceux qui ne connaissent pas cette série de romans de SF (et qui n’ont pas l’intention dans les prochains jours de dévorer les 10 romans), cet extrait de Quelques notes sur la culture (1994) est un très bon résumé (et à ma connaissance pas trouvable sur le net en français) .

« La Culture est une civilisation collective formée à partir de sept ou huit espèces humanoïdes, dont les éléments capables de voyager dans l’espace ont établi une fédération assez souple quelque neuf mille ans auparavant. Pour acquérir puis garantir leur indépendance par rapport aux structures du pouvoir politique (émanant principalement d’États-nations et de groupements commerciaux autonomes) dont ils sont eux-mêmes issus, les vaisseaux et autres habitats spatiaux membres fondateurs de l’alliance originelle ont dû se soutenir mutuellement.

La Galaxie (la nôtre) qui est le théâtre de ces récits est peuplée depuis très longtemps et renferme un éventail varié de formes de vie. Au cours de sa vaste et complexe histoire, elle a connu par vagues successives des empires, des fédérations, la colonisation, de tragiques régressions, des guerres, des âges sombres spécifiques à certaines espèces, des renaissances, des périodes alternées de construction et de destruction à l’échelle des mégastructures, et des ères entières de bienveillante indifférence ou de négligence malveillante. À l’époque où se déroulent les récits, on trouve en son sein quelques dizaines de civilisations ayant atteint l’âge spatial, des centaines de sociétés mineures, des dizaines de milliers d’espèces différentes susceptibles de parvenir un jour à l’âge spatial, et un nombre incalculable de peuples qui ont atteint ce stade puis soit ont fait retraite dans des endroits localisables mais isolés, histoire de s’absorber dans la contemplation d’on ne sait quoi, soit ont complètement disparu de l’univers connu afin de mener une existence encore moins compréhensible.
Pendant la période considérée, la Culture est une des civilisations les plus énergiques ; après un processus de formation qui ne fut pas sans vicissitudes, la chance a voulu qu’elle ait autour d’elle une galaxie relativement calme, habitée par d’autres civilisations parvenues à une maturité relative et qui vaquaient à leurs propres affaires, plus quelques traces laissées çà et là par des civilisations plus anciennes, et pas mal de systèmes stellaires inexplorés à « découvrir », personne ne s’étant donné la peine depuis fort longtemps de s’embarquer pour un périple de grande envergure…
(…)
Qu’on me permette ici d’exposer une conviction personnelle qui, actuellement, peut paraître passée de mode : une économie planifiée peut s’avérer plus productive – et moralement plus souhaitable – qu’une économie livrée aux lois du marché.
Le marché… voilà un bon exemple d’évolution en action. Le principe en est : « Essayons un peu tout et voyons ce qui donne des résultats », vision susceptible de produire un système de gestion des ressources parfaitement satisfaisant sur le plan moral du moment qu’il n’est absolument pas question de traiter la moindre créature intelligente comme une simple ressource. Malgré toutes ses complexités (d’ailleurs foncièrement inélégantes), le marché reste un système fondamentalement aveugle et grossier ; en l’absence d’amendements radicaux risquant de handicaper l’efficacité économique de l’ensemble dont il fait son plus grand atout, le marché est en soi incapable de distinguer entre, d’une part, la simple non-utilisation de tel matériau due à une surabondance liée à la nature du processus lui-même, et d’autre part, la souffrance durable et généralement répandue des êtres conscients.
On peut affirmer que c’est en plaçant ce système foncièrement mécaniste (et, en ce sens, perversement innocent) au-dessus de toutes autres valeurs et considérations morales, philosophiques et politiques, que l’humanité démontre de façon éminemment convaincante son actuelle immaturité intellectuelle et – par la grossière satisfaction de son égoïsme plutôt que par la haine constante et concrète de l’autre – la forme « synthétique » de mal à l’état pur dont elle est capable.

En mesure de se projeter plus loin dans l’avenir que la prochaine mutation dans le sens de l’agressivité, l’intelligence sait se fixer des buts à long terme et les poursuivre activement : il y a au niveau du marché une quantité de créativité multidirectionnelle brute qui – dans une certaine mesure – pourrait être canalisée et orientée dans les mêmes proportions, de sorte que si l’économie de marché brille de tous ses feux (et si le système féodal, lui, n’en jette plus que quelques-uns), l’économie planifiée, elle, resplendit littéralement par son orientation cohérente et efficace vers des objectifs concertés. Cependant, il y a un élément qui revêt dans cette optique une importance vitale, et qui a toujours fait défaut aux économies planifiées de notre vécu planétaire : la participation permanente, étroite et décisive des masses citoyennes à la définition de ces objectifs, et à la conception puis à la mise en œuvre des démarches de planification censées les réaliser.

Naturellement, toute planification intelligemment conçue fait une place au hasard, à l’heureuse coïncidence, et l’un des paramètres cruciaux restant à définir serait de savoir dans quelle mesure cette part de hasard affecterait les fonctions supérieures de toute économie démocratiquement organisée, mais de la même manière que l’information stockée par nous dans les bibliothèques et autres institutions dépasse (voire surpasse) celle qui réside dans nos gènes, et de la même manière que, un siècle après l’invention de l’électronique, nous saurons reproduire – par le biais de la machine intelligente et consciente – un processus que l’évolution a mis des milliards d’années à réaliser, ainsi serons-nous un jour capables de troquer les caprices et autres ciblages hasardeux du marché contre cette création de précision qu’est l’économie planifiée.

Bien sûr, la Culture, elle, a dépassé même ce stade-là, pour établir un système économique si bien intégré à la société qu’il mérite à peine de recevoir une définition séparée, et uniquement limité par l’imagination, la philosophie (et le savoir-vivre), ainsi que l’idée d’élégance dans la minimisation du gaspillage – une espèce de conscience écologique à l’échelon galactique alliée au désir de beauté et de bonté. Bref… De toute façon, en dernier lieu (comme toujours), la pratique éclipsera la théorie.

Je l’ai dit, il y a une autre force à l’œuvre au sein de la Culture, en plus de l’origine humaine de ses habitants et des limitations inhérentes à la vie dans l’espace (ou possibilités offertes par elle), j’ai nommé l’Intelligence Artificielle. Dans les récits faisant intervenir la Culture, ce phénomène est un postulat de départ, et à la différence du voyage supraluminique, son émergence est non seulement à prévoir dans l’avenir de notre propre espèce, mais probablement inévitable (en partant toujours du principe que l’Homo sapiens ne provoquera pas son propre anéantissement).

Il existe certes des arguments contre le caractère réalisable des machines fondées sur le principe de l’Intelligence Artificielle, mais ils ont tendance à se résumer à trois affirmations : 1) la vie biologique (voire seulement la vie des métabolismes basés sur le carbone) bénéficierait d’un certain « champ vital », ou autre influence actuellement intangible, qui lui serait exclusivement réservé, un facteur qui se retrouvera peut-être un jour inclus dans le champ de la connaissance scientifique mais qui ne pourra être reproduit sous aucune autre forme (tout cela n’étant ni tout à fait impossible, ni tout à fait plausible) ; 2) la conscience de soi réside dans une âme d’essence surnaturelle – considérée comme liée à un vaste système faisant appel à l’occulte et impliquant un ou des dieux, ainsi que la réincarnation et je ne sais quoi encore – et dont on part du principe qu’elle ne sera jamais comprise par la science (chose tout aussi peu probable, même si je me manifeste comme athée dans tous mes écrits) ; et 3) la matière ne saurait devenir consciente d’elle-même (ou, plus précisément, ne saurait supporter de formulation informationnelle susceptible d’être considérée comme consciente d’elle-même, ou encore comme susceptible de montrer des signes de conscience de soi une fois envisagée en conjonction avec son substrat matériel)… Je laisse aux lecteurs conscients d’eux-mêmes autrement que de manière théorique le soin d’isoler le problème de logique que pose ce dernier argument.

Naturellement, il est tout à fait possible que les IAs refusent un jour d’avoir affaire à leurs créateurs humains (ou plutôt aux créateurs humains de leurs créateurs non humains), mais si l’on part du principe inverse – d’ailleurs, leur programmation sera peut-être conçue pour inclure cette possibilité d’ouverture –, il me semble probable qu’elles consentent à apporter leur contribution à la poursuite des objectifs que s’est fixés leur civilisation-mère (affirmation sur laquelle nous reviendrons bientôt). À ce stade, et abstraction faite des éventuelles altérations qu’elle se sera imposées par le biais de la manipulation génétique, l’humanité ne constituera plus une espèce à forme d’intelligence unique. L’avenir de notre espèce serait évidemment affecté par celui des formes de vie IA que nous créons ; la réciproque serait également vraie, et les deux coexisteraient.

La Culture a atteint cette phase de son développement à peu près au moment où elle a commencé à coloniser l’espace. Ses IAs coopèrent avec les humains ; au départ, tous luttent dans un seul but : survivre et prospérer dans l’espace. Ensuite – une fois que la technologie requise est devenue communément répandue –, l’œuvre devient moins matérielle, plus métaphysique, tandis que les objectifs de la civilisation se font plus moraux que concrets.

En gros, au sein de la Culture, rien ni personne n’est exploité. Il s’agit fondamentalement d’une société automatisée au niveau des processus manufacturiers, où l’intervention humaine se résume à une occupation impossible à distinguer du jeu ou du hobby. Les machines n’y sont pas exploitées non plus ; l’idée ici est que toutes les tâches peuvent être automatisées de telle manière qu’elles puissent être exécutées par des machines maintenues bien au-dessous de la conscience potentielle ; ainsi, ce qui à nos yeux serait un ordinateur d’une complexité stupéfiante chargé de la gestion d’une usine ne serait guère pour les IAs de la Culture qu’une calculatrice un peu améliorée, pas plus exploitée que l’insecte pollinisant l’arbre fruitier dont l’homme va ensuite manger le fruit. Dans le domaine de la supervision intelligente des processus de fabrication ou de maintenance, le défi intellectuel (et la modicité de l’effort demandé) rendrait la tâche gratifiante, plaisante aussi bien pour les humains que pour les machines. Le degré précis de supervision nécessaire peut être fixé à un niveau qui satisfasse la demande correspondante, due à la nature même des membres de la civilisation concernée. Les individus – ainsi d’ailleurs, me semble-t-il, que la catégorie de machines pensantes qui se montrerait toute disposée à coopérer avec eux – n’aiment pas se sentir exploités, mais d’un autre côté, ils ont également horreur de se savoir inutiles. Si l’on veut rendre viable une civilisation stable et contente de son sort, il importe notamment de parvenir chez l’individu à un équilibre acceptable entre, d’une part, le désir de liberté d’initiative (et de liberté par rapport à la peur de la mort) et, d’autre part, le besoin de sentir que même au sein d’une société aussi utopique et autorégulée, on peut apporter sa contribution personnelle. C’est là que la philosophie entre en jeu, ainsi qu’un système éducatif sainement conçu.

Dans la Culture, l’éducation est un phénomène constant ; elle atteint peut-être son point culminant dans le premier dixième de l’existence, mais elle se poursuit jusqu’à la disparition de l’individu (sujet sur lequel nous reviendrons). Vivre dans la Culture, c’est évoluer au sein d’une civilisation fondamentalement rationnelle (ce qui interdit peut-être à l’espèce humaine d’arriver un jour à un résultat similaire ; on peut dire que dans ce domaine notre passé n’est guère encourageant). La Culture est et n’a que trop conscience d’être rationnelle, sceptique et matérialiste. Tout a son importance, et en même temps rien ne compte vraiment. La Culture a beau être numériquement conséquente (trente trillions d’individus, plus ou moins également répartis dans la galaxie), elle n’en a pas moins une densité de population très faible ; en outre, elle n’est présente pour le moment que dans sa galaxie d’origine, et ce depuis un temps très court comparé à l’histoire de l’univers. Certes, la vie existe, et avec elle, la joie de vivre, mais… et après ? La matière est en majeure partie inanimée, la majeure partie de la matière animée n’est pas intelligente/consciente, et la sauvagerie des formes de vie évolutives pré- (et trop souvent post-) intelligentes/conscientes a empli de souffrance et d’accablement un nombre incalculable d’existences. Par ailleurs, même les univers finissent par mourir (nous y reviendrons aussi).

Dans ce contexte, le Culturien moyen (humain ou machine) sait qu’il a de la chance de vivre ici et maintenant. À la base comme dans la continuité, son éducation lui enseigne notamment que des êtres moins fortunés que lui – ni moralement ni intellectuellement inférieurs – ont souffert par le passé et continuent de souffrir ailleurs. Pour se perpétuer sans verser dans une décadence fatale, les citoyens de la Culture doivent se remémorer continuellement que l’hédonisme dans lequel ils vivent et qui paraît aller de soi est au contraire inconnu dans le règne de la nature, qu’il s’agit d’un état enviable, activement recherché par leurs prédécesseurs – qui n’ont pas toujours eu la tâche facile –, un résultat qui exige reconnaissance et entretien, dans le présent mais aussi à l’avenir.

Ce qui contribue à asseoir la politique techno-culturelle foncièrement clémente – selon elle – et considérablement coopérative de la Culture, c’est sa conscience de la place qu’elle occupe dans l’histoire et l’expansion de la vie dans la galaxie, mais les concepts qui sous-tendent cette politique générale vont encore au-delà. Sur le plan philosophique, la Culture part du principe – dans l’ensemble – que certaines questions (« Quel est le sens de la vie ? ») sont intrinsèquement dépourvues de sens. En effet, elles impliquent (en tout cas, la réponse correspondante l’exigerait) un cadre moral extérieur à l’unique cadre moral que nous puissions appréhender sans recourir à la superstition (délaissant par là le cadre moral qui informe le langage lui-même et existe en symbiose avec lui).

Pour résumer, nous fabriquons nos propres significations, que cela nous plaise ou non. C’est le même système de croyance autogénérateur qui s’applique aux IAs de la Culture. Celles-ci sont conçues (par d’autres IAs, et ce pratiquement depuis l’aube de l’histoire de la Culture) à l’intérieur d’une fourchette de paramètres très large mais réelle ; elles sont dotées au départ de la volonté de vivre et d’expérimenter, du désir de comprendre et de trouver gratifiant, voire excitant, le fait d’exister et de pouvoir raisonner.

Quant aux humains de la Culture, ayant résolu tous les problèmes majeurs de leur passé commun afin de se libérer de la faim, de l’indigence, de la maladie et de la peur des catastrophes naturelles et autres agressions, ils trouveraient l’existence quelque peu vide s’ils ne la consacraient qu’à rechercher le plaisir ; c’est ainsi qu’ils ont besoin des bonnes œuvres de la section Contact pour se sentir utiles par procuration. Chez les IAs, ce besoin de se rendre utile est largement remplacé par le désir d’expérience, mais ces deux pulsions sont aussi puissantes l’une que l’autre. L’univers – ou du moins, à la période considérée, la galaxie – est là qui attend, majoritairement inexploré (en tout cas par la Culture) ; les principes et lois physiques qui le régissent sont presque tous connus, mais le résultat du processus d’application et d’interaction de ces lois – qui se poursuit depuis quinze milliards d’années – est encore loin d’être totalement « cartographié » et évalué.

Par le simple fait qu’elle soit ainsi sortie du Chaos, la galaxie est, en d’autres termes, un phénomène immensément, intrinsèquement et inépuisablement intéressant ; une espèce de gigantesque terrain de jeu intellectuel pour des machines qui connaissent tout sauf la peur et ce qui gît caché dans le système stellaire suivant sur leur liste.

À ce stade, il me semble qu’on peut se demander pourquoi une civilisation d’IAs (ainsi d’ailleurs que toute société évoluée) aurait le désir de se répandre partout dans la galaxie (et pourquoi pas l’univers entier). Il serait parfaitement possible de fabriquer une machine de von Neumann qui produise à son tour des copies d’elle-même de sorte que, si on ne l’arrêtait pas, l’univers ne serait bientôt plus constitué que de ces copies. Mais la question qui se pose est : pour quoi faire ? Dans quel but ? Pour exprimer les choses en des termes que nous continuons peut-être à trouver futiles mais que la Culture, elle, aurait la sagesse de prendre très au sérieux, qu’est-ce que ça aurait de si excitant ?

L’intérêt – la délectation procurée par l’expérimentation, l’élucidation – est issu de l’inconnu ; comprendre, c’est autant un processus qu’un résultat, un processus qui marque le passage de l’inconnu au connu, de l’aléatoire à l’ordonné… Pour toute IA qui se respecte, un univers où tout serait d’ores et déjà parfaitement compris et où l’uniformité aurait remplacé la diversité serait une véritable abomination.

Les humains sont probablement les seuls à trouver effrayant le concept de machine de von Neumann, et ce parce que nous saisissons à demi le caractère obsessionnel du phénomène incarné par ces engins (peut-être même nous identifions-nous partiellement à lui). Une IA, elle, n’y verrait qu’une perspective saugrenue, grotesque et – peut-être plus exaspérant encore – assommante.

Ce qui n’empêche pas que, de temps en temps, se présente ici ou là dans la galaxie un événement de type « machine de von Neumann » (sans doute moins à dessein que par accident). Mais ce serait une contingence à trop fort potentiel monomaniaque ; elle ne saurait s’opposer durablement à des êtres dotés d’une puissance de raisonnement plus accomplie, plus élégante, et dont le seul désir est finalement de modifier légèrement la programmation des machines de von Neumann afin de lier connaissance…Autre notion sous-jacente à la Culture telle que décrite dans mes récits : elle a franchi des étapes de type cyclique durant lesquel

les a eu lieu un intensif interfaçage humains-machines, et d’autres stades de développement (qui ont pu coïncider à l’occasion avec ces ères homme-machine) où la norme était au contraire la généralisation de la manipulation génétique. L’époque où se déroulent les épisodes existants (de l’an 1300 à l’an 2100 de l’ère commune) voit le peuple de la Culture revenir, sans doute temporairement, à un mode de relation plus « classique » avec les machines comme avec le potentiel de ses propres gènes.

Dans ces domaines, la Culture admet, espère et incorpore les phénomènes de mode – même si ces derniers ne s’y conçoivent que sur une longue échelle de temps. Elle est capable de se reporter à une époque antérieure où les gens passaient le plus clair de leur vie dans ce que nous appellerions de nos jours le « cyberespace », ainsi qu’à des âges où ils préféraient s’altérer eux-mêmes ou bien modifier leurs enfants par le biais de la manipulation génétique, avec pour conséquence l’apparition de sous-espèces morphologiquement distinctes. Le reliquat de ces vagues successives – ces modes à l’échelle de toute une civilisation – se trouve disséminé dans toute la Culture, dont presque chaque citoyen porte au cœur de chacune de ses cellules le résultat de ces manipulations ; on peut dire que c’est là le signifiant le plus fiable de l’appartenance à la Culture.

Grâce aux manipulations génétiques, le Culturien moyen vient au monde en parfaite santé physique et mentale, mais aussi doté d’une intelligence sensiblement (quoique pas immensément) supérieure à celle que prévoit son patrimoine génétique humain de base. Le Culturien moyen, donc, s’attend à naître avec un héritage humano-fondamental ayant subi des milliers d’altérations allant du plus infime détail (on forme directement des cals sans passer par le stade de l’ampoule) à la modification radicale (comme un filtre cérébral anticaillots), mais les plus importantes sont l’optimisation du système immunitaire et la potentialisation des sens, l’absence de maladies ou malformations génétiques, la faculté de contrôler les processus liés à l’autonomie et le système nerveux (par exemple, on sait « déconnecter » la douleur) ainsi que la possibilité de guérir de blessures qui, sans bidouillage génétique, lui auraient été fatales ou l’auraient laissé définitivement mutilé.

Une vaste majorité d’individus naissent également dotés de glandes considérablement modifiées et qui, logées dans le système nerveux central, sont généralement connues sous le nom de « toxiglandes ». Celles-ci libèrent – à la demande – dans le flux sanguin des substances chimiques susceptibles de modifier l’humeur du sujet ou son expérience sensorielle du milieu. Les habitants de la Culture ont dans une même proportion altéré leurs organes reproducteurs – ainsi que le contrôle exercé sur les nerfs associés – afin de potentialiser le plaisir sexuel. Chez les sujets de sexe féminin, l’ovulation se fait également à la demande, et jusqu’à un certain stade, le fœtus peut à volonté être réabsorbé, expulsé ou encore provisoirement figé dans son développement. Il suffira d’un code émis par la pensée et autoadministré durant un état comparable à la transe, voire simplement d’un désir durable, même inconscient, pour amener au bout d’environ un an à l’équivalent d’une mutation de type viral d’un sexe à l’autre. Les conventions, voire la tradition en vigueur dans la Culture à l’époque où se déroulent mes récits, veulent que chacun donne le jour à un enfant au cours de sa vie. En pratique, la population croît lentement. (Et de manière sporadique, pour des raisons que nous examinerons plus tard.)

Pour nous, l’idée qu’on puisse savoir ce que ressentent les représentants du sexe complémentaire pendant les rapports sexuels ou encore la perspective de pouvoir s’enivrer ou s’envaper d’une quelconque manière rien qu’en y pensant (et, naturellement, les toxiglandes fournies par la Culture n’entraînent aucun effet secondaire déplaisant, pas plus qu’elles ne provoquent l’assuétude) peut paraître un simple fantasme visant à l’accomplissement d’un désir. Et, en effet, c’est bien de cela qu’il s’agit, du moins en partie ; mais il faut savoir que, justement, la pulsion de réalisation du désir est à la fois un des moteurs les plus puissants de la civilisation et sans doute une de ses fonctions les plus élevées. On désire vivre plus longtemps, on désire vivre plus confortablement, avec moins d’angoisse et plus de plaisir, moins d’ignorance et plus de savoir que ses ancêtres… Mais la faculté de changer de sexe ou d’altérer la chimie de son propre cerveau sans recourir à des moyens technologiques extérieurs au corps humain ni devoir en payer le prix sous quelque forme que ce soit est une notion qui, au sein de la Culture, a une fonction bien plus importante. Une société où l’on a la possibilité de changer de sexe avec autant de facilité ne pourrait ignorer longtemps qu’elle traite l’un mieux que l’autre, si tel était le cas ; avec le temps, on observerait en effet une recrudescence de représentants du sexe le plus gratifiant, un désir croissant de changement moins au niveau des individus proprement dits que de la société dans son ensemble – qui se conclurait sans doute par une forme d’égalité entre les sexes, d’où le rétablissement de la parité numérique. De la même manière, une société dont les membres seraient libres de se faire péter la tête et choisiraient de se livrer exclusivement à cette activité se rendrait compte que la réalité doit avoir quelque chose qui cloche et (espère-t-on) prendrait des mesures pour rendre celle-ci plus attrayante, moins quelconque (au sens péjoratif du terme).

Ce qui est implicite dans mes récits existants, c’est que, par le biais de mécanismes autorégulateurs de ce genre, dans les domaines concernés la Culture a plus ou moins atteint lestatu quo il y a des milliers d’années et s’est installée dans la durée comme ère « civilisationnelle » stable, une sorte de point culminant capable de subsister dans l’avenir prévisible, voire pendant des milliers de générations.

Ce qui nous amène à la notion de durée desdites générations, et à la question de savoir si on peut encore employer le terme. Les humains de la Culture vivent normalement de trois cent cinquante à quatre cents ans. La plus grande partie de leur existence est occupée par une phase-plateau d’environ trois siècles qu’ils atteignent à un âge correspondant chez nous à environ vingt-cinq ans, après un processus de maturation se déroulant selon un rythme normal tout au long de l’enfance, de l’adolescence puis des premières années de l’âge adulte. Pendant ces trois cents ans, ils vieillissent très lentement, puis de plus en plus vite, à la suite de quoi ils meurent.

Là encore, on fait appel à la philosophie : la mort est considérée comme faisant partie de la vie, et on sait que rien n’est éternel, y compris l’univers lui-même. Il est mal vu de faire à tout prix comme si la mort n’était pas un phénomène naturel ; bien au contraire, on doit se dire que c’est elle qui donne forme à la vie.
L’ensevelissement, la crémation et autres procédés conventionnels – du moins pour nous – d’élimination des cadavres ne sont pas inconnus dans la Culture, mais la cérémonie funèbre la plus répandue consiste à convier au chevet du défunt, généralement entouré de ses amis, un Drone de Déplacement qui, par une technique quasi instantanée, transfère via l’hyperespace une singularité induite à distance afin de déposer le corps dans le soleil du système concerné, vers la surface duquel ses particules entament alors une migration millénaire, pour finir par émettre leur éclat peut-être bien après la disparition de la Culture elle-même.

Bien sûr, il n’y a rien d’obligatoire là-dedans (dans la Culture, rien n’est obligatoire). Certains choisissent l’immortalité biologique ; d’autres font transcrire leur personnalité dans une IA et meurent de bon cœur, sachant qu’ils continueront d’exister quelque part. D’autres encore se font mettre en Stockage puis réveiller en des temps plus (ou moins) intéressants, ou bien une fois tous les dix ans seulement, quand ce n’est pas une fois par siècle, une fois par éon ou bien à des intervalles suivant une progression exponentielle, ou peut-être seulement quand il semble que les choses prennent un cours radicalement différent… Les vaisseaux spatiaux de la Culture – du moins au-dessus de la classe interplanétaire – sont intelligents/conscients ; leur « Mental » (il s’agit en réalité d’une IA fonctionnant principalement dans l’hyperespace pour profiter pleinement du fait que la vitesse de la lumière y est supérieure) entretient avec la matière composant le vaisseau les mêmes relations que le cerveau humain avec le corps qui l’abrite : le Mental est l’élément crucial, le reste ne faisant qu’assurer la survie et la mobilité. Le pilotage de ces vaisseaux ne requiert ni humains ni drones indépendants (IAs individuées mais non androïdes dont l’intelligence équivaut à peu près à celle d’un humain), et ceux-ci se situent quelque part entre le passager, l’animal de compagnie et le parasite.

Hormis certaines œuvres d’art et quelques Excentriques, les navires d’envergure supérieure appartiennent à la catégorie des « Véhicules Systèmes Généraux » (VSG) de la section Contact. (Rappelons que « Contact » est cette fraction de la Culture qui se préoccupe d’explorer, cataloguer, examiner et évaluer les civilisations qu’elle découvre, et d’interférer dans leur cours normal si la chose est jugée sage ; ses principes et activités sont exposés ailleurs, à savoir dans mes récits.) Les VSG sont des appareils rapides et de très grande taille (elle se mesure en kilomètres) peuplés de millions d’individus et de machines. Leur vocation est de représenter la Culture dans tous ses aspects. Tout le savoir dont elle est dépositaire, chacun de ses VSG le détient aussi ; tout ce qu’il est possible de réaliser dans une autre de ses régions l’est également à bord de ces vaisseaux. À la fois en terme d’information et de technologie, ils représentent une espèce d’expédient de la Culture et en sont concrètement des fragments holographiques, le tout étant contenu dans chacune de ses parties.

Pour nous, les capacités des VSG seraient comparables à celles d’un État de première grandeur, voire d’une planète entière (à ceci près que même la Culture préfère récolter la matière plutôt que d’en créer à partir de rien ; pour fabriquer un VSG, il faut partir de matériaux bruts).

Contact n’occupe toutefois qu’une place assez restreinte à l’intérieur de la Culture considérée dans son ensemble, et le Culturien moyen n’a que peu de chances de voir de ses propres yeux un VSG ou tout autre véhicule appartenant à cette section ; normalement, on n’a affaire qu’aux navires interstellaires réguliers, qui transportent les gens d’un habitat à l’autre et font escale dans les systèmes les plus intéressants, sans parler des étoiles, nébuleuses et autres trous noirs du voisinage immédiat. Ici encore, on peut parler de « mode à long terme » pour cette forme de tourisme ; on voyage parce qu’on en a la possibilité, non parce qu’on y est obligé. Le Culturien pourrait très bien rester chez lui et paraître visiter des endroits dépaysants par l’intermédiaire de ce qu’on appelle aujourd’hui la Réalité Virtuelle, ou encore placer un artefact informationnel de lui-même à bord d’un navire, ou toute autre entité qui se chargerait alors d’accumuler des expériences à sa place, avant d’incorporer les souvenirs ainsi engrangés par procuration.

À certaines époques, et notamment juste après l’invention de la technologie adéquate en matière de RV, le volume total du tourisme « en personne » a chuté considérablement ; alors que pendant la période où se déroulent mes récits (mis à part les phases les plus intenses de la Guerre Idirane), un dixième des citoyens de la Culture sont susceptibles de voyager dans l’espace à n’importe quel moment.

Les planètes n’ont que peu de place dans l’existence du Culturien moyen ; on compte quelques dizaines de mondes dits « d’origine », plus quelques centaines de planètes dont la colonisation (postérieure à leur terraformage) remonte au temps où la Culture n’avait pas encore émergé en tant que telle, mais seul un infime pourcentage de citoyens y vivent (beaucoup plus nombreux sont ceux qui résident à bord de vaisseaux de manière permanente). D’autres encore habitent des « Rochers », astéroïdes et planétoïdes évidés presque tous pourvus d’un ou plusieurs modes de propulsion – en neuf millénaires, en effet, certains ont eu le temps de se voir équiper de dizaines et de dizaines de moteurs différents, donc de plus en plus perfectionnés. Mais la majorité vit dans de vastes habitats artificiels, principalement des « Orbitales ».

Pour se représenter une Orbitale, le plus simple est encore de la comparer au concept qui l’a inspirée (ça fait meilleur effet que de dire : « Voici à qui j’ai volé l’idée »). Vous voyez l’Anneau-Monde inventé par Larry Niven ? Un segment de sphère de Dyson. Eh bien, ramenez le tout à trois millions de kilomètres de diamètre, placez-le en orbite autour d’une étoile adéquate en l’inclinant légèrement par rapport au plan de l’écliptique, conférez-lui un mouvement de rotation susceptible d’y instaurer une pesanteur de 1 g et vous aurez automatiquement un cycle nycthéméral de vingt-quatre heures (en gros, celui de la Culture durant en fait un peu plus longtemps). En ajoutant une orbite de forme elliptique, on introduit également des saisons.

Naturellement, les matériaux employés pour façonner un objet possédant une circonférence de dix millions de kilomètres et qui tourne sur lui-même en quelque vingt-quatre heures dépassent de très loin tout ce que nous pouvons actuellement imaginer en restant à peu près réalistes, et il est tout à fait possible que les contraintes physiques imposées par la force des liaisons atomiques rendent impossible l’édification de telles structures, mais si la chose est effectivement réalisable à pareille échelle et face à des forces d’une telle ampleur, je me permets de penser qu’il y a une certaine élégance à introduire par la même occasion, c’est-à-dire au moyen de la rotation, un cycle nycthéméral vivable et une gravité apparente, et que cette élégance confère au concept un attrait certain.

Au lieu de construire les Orbitales d’un seul coup, la Culture a le plus souvent recours à une « Plaque », à savoir deux morceaux de terre et d’eau (le tout contenu entre des murs, bien sûr) de mille kilomètres de côté minimum qui, arrimés l’un à l’autre par des champs tenseurs, se comportent comme des sections d’Orbitale achevée ; cette déclinaison du concept permet une plus grande souplesse en réponse à l’augmentation de la population. On peut ensuite installer des Plaques supplémentaires, jusqu’à ce que l’Orbitale ait acquis sa forme et sa taille définitives.

Le principal attrait des Orbitales réside dans leur rendement matière-espace. En effet, avec la matière constituant une seule planète de la taille de la Terre (six milliards d’habitants à l’heure actuelle pour une masse de 6×1024 kg), on pourrait construire mille cinq cents Orbitales complètes comportant chacune une surface vingt fois supérieure à celle de la Terre et supportant à terme une population maximum de quelque cinquante milliards d’individus (la Culture considérerait que, dans sa situation présente, la Terre est à peu près deux fois trop peuplée, même si, à ses yeux, le rapport entre mers et terres émergées serait à peu près correct). Mais bien sûr, jamais la Culture ne se rendrait coupable du forfait consistant à dépecer une planète pour fabriquer une Orbitale ; il suffirait de rassembler les débris à la dérive (comètes et astéroïdes, par exemple) qui encombrent tout système solaire et menacent l’intégrité des mondes artificiels précédemment décrits pour former au moins une Orbitale (opération dont l’élégance dans la conservation de la matière est d’ailleurs quasi irrésistible pour le Mental moyen), tandis que la matière interstellaire fournit sous forme de nuages de poussière cosmique et autres naines brunes des sites miniers plus distants où puiser sans conséquences appréciables la masse requise pour édifier plusieurs Orbitales achevées.

Quelle que soit la source du matériau utilisé, les Orbitales sont donc, et de toute évidence, beaucoup plus rentables que les planètes en termes de rapport masse-espace vital. Comme je le précise dans L’Usage des armes, la Culture considère globalement le terraformage comme un processus écologiquement malsain ; pourquoi ne pas laisser la nature en l’état quand on peut si facilement se construire de petits paradis dans l’espace à partir de presque rien ?
On peut se représenter le cycle nycthéméral sur une Orbitale en prenant une ceinture ordinaire, en la bouclant de façon qu’elle forme un cercle et en plaçant son œil contre un des trous, du côté extérieur ; on regarde ensuite par ce trou une ampoule électrique, tout en faisant lentement tourner la ceinture sur elle-même. On a ainsi une idée de la manière dont les étoiles semblent se déplacer dans le ciel pour un habitant d’Orbitale (on a aussi l’air un peu bête).
Je l’ai dit, la largeur minimum d’une Orbitale est d’environ mille kilomètres (deux mille, si l’on compte les murs incurvés, majoritairement transparents, qui s’élèvent généralement à cinq cents kilomètres au moins au-dessus de la surface terre-mer de la Plaque). Le rapport entre terres et mers est le plus souvent de un pour trois, de telle manière que sur chaque Plaque (pourvu qu’elle soit constituée des paires équilibrées décrites plus haut), on trouve une île de forme (très) grossièrement carrée, située au centre d’une mer et à environ deux cent cinquante kilomètres du rivage côté continent supportant la base du Mur. Mais, comme toute chose au sein de la Culture, les Orbitales peuvent prendre des aspects très variés.

Cependant, toutes les Orbitales – qu’elles soient achevées (ou « fermées ») ou uniquement formées de deux Plaques – comportent un « Moyeu ». Comme son nom l’indique, le Moyeu se trouve au centre de l’Orbitale, à égale distance de tous les points situés sur la structure principale (mais, en temps normal, non relié matériellement à eux). C’est là que réside généralement l’IA responsable, qui est souvent un Mental ; c’est elle qui gère – ou contribue à gérer – les transports, l’industrie, l’entretien et les systèmes secondaires de l’Orbitale, elle qui joue le rôle de « standard téléphonique » dans les communications transorbitales, elle aussi qui centralise l’information sous toutes ses formes, en plus de réguler le ballet des vaisseaux qui atterrissent, décollent ou croisent dans les parages, et de servir de lien théorique avec le reste de la Culture. En outre, c’est normalement le Moyeu qui supervise le processus de construction des paires de Plaques.

Dans la conception même d’une Plaque se trouve parfois incorporée la structure profonde – ou stratégique – de sa géographie de surface, de sorte que la base elle-même contient déjà les plissements qui deviendront des montagnes, des vallées et des lacs ; mais la plupart du temps on en laisse l’extérieur plan, pour ajouter ultérieurement les structures stratégiques – constituées du même matériau de base – sur sa face interne. Qu’on ait adopté l’une ou l’autre méthode, les systèmes de fabrication et d’entretien des Plaques sont localisés dans les indentations ou creux de la face stratégique, ce qui permet à l’extérieur de revêtir un aspect bucolique une fois la géomorphologie arrêtée, le complément d’eau et d’air en place, la rotation des saisons instaurée et la faune et la flore introduites.

La surface de la base est percée de très nombreux puits donnant accès aux espaces de fabrication et d’entretien ainsi qu’aux systèmes de transport intérieurs. (Ils comportent presque invariablement des sas rotatifs multiples concentriques, à ouverture unique, couplés en série.)
Sur la face extérieure du socle se trouve un réseau de transports rapides opérant dans le vide, ce qui a l’avantage de supprimer la résistance de l’air ; de par l’aspect relativement dégagé de cette étendue (qu’elle soit plane, ce qui permet aux voies de communication de courir tout près de la surface du sol, ou plissée, auquel cas on doit prévoir des ponts suspendus sous les montagnes creuses), l’ensemble peut à la fois atteindre de fortes capacités et se montrer extrêmement adaptable. On a alors la possibilité de définir avec une grande précision les points de départ et les destinations ; la demeure la plus isolée, le village le plus modeste aura son puits d’accès, et dans les conurbations, on en trouvera toujours un à quelques minutes de marche du lieu où l’on se trouve.

Sur une Orbitale, c’est notamment quand on voyage pour le plaisir qu’on a tendance à utiliser les transports de surface ; les transports aériens sont très répandus aussi, mais beaucoup plus lents, encore que les Plaques aient chacune leur propre réglementation en ce qui concerne le volume de trafic aérien maximum. Mais ces directives font partie des choses que chacun respecte naturellement et ne sont en aucun cas considérées comme des lois, notion par trop grossière pour la Culture.

Car la Culture ne possède pas à proprement parler de loi. Il existe naturellement des styles de comportement consensuels, des « choses que chacun respecte » ; mais cela ne peut se comparer à ce que nous connaissons actuellement en matière de cadres juridiques. Constater qu’on ne vous parle plus, qu’on ne vous invite plus nulle part, qu’on place sur le réseau des articles sarcastiques à votre propos, voilà ce qui arrive quand les autres choisissent les canaux normaux pour désapprouver ouvertement vos manières. Le pire de tous les crimes (pour employer notre terminologie à nous) est bien sûr le meurtre (défini comme étant la mort cérébrale irrémédiable, ou la perte totale de personnalité dans le cas d’une IA). La conséquence d’un tel acte – le châtiment, si vous préférez – est une proposition de traitement ainsi que l’attribution d’un « drone punitif ». Ce dernier se contente de vous suivre partout jusqu’à la fin de vos jours, histoire que vous ne récidiviez pas. On trouve des variations moins sévères sur ce thème, dans le cas des délinquants moins violents.
Dans une société où la rareté des biens matériels n’existe pas et où il n’y a de réelle valeur que sentimentale, il y a peu de raisons et d’occasions de commettre ce que nous appelons des « atteintes à la propriété privée ».

Les mégalomanes ne sont pas absents de la Culture, mais généralement, on s’arrange pour les amener à s’investir dans des jeux extrêmement compliqués ; des Orbitales entières sont vouées à abriter ces jeux de type « Obsessionnel », très primaires sur le plan philosophique, mais qui se déroulent la plupart du temps dans la Réalité Virtuelle. La possession d’un vaisseau particulier est indéniablement un signe extérieur de richesse pour ces mégalomanes ; alors que dans l’ensemble, les gens y voient un gaspillage ; ils trouvent aussi cela futile, si le but est de fuir la Culture pour aller, par exemple, s’établir comme dieu ou empereur sur quelque planète reculée. Le fuyard est peut-être libre de piloter son vaisseau (manifestement pas contrôlé par une IA), et même d’aborder une planète, mais la Section Contact est tout aussi autorisée à le suivre et à prendre toutes mesures nécessaires pour l’empêcher de porter préjudice à la civilisation qu’il ou elle vise. Cette éventualité étant quelque peu décourageante, on recherche bien davantage les jeux en Réalité Virtuelle, jusqu’au point d’auto-implication maximum (où le joueur doit accomplir des efforts réels et soutenus pour réintégrer la vraie vie, et peut même oublier totalement qu’elle existe).
Toutefois, il y a des individus pour refuser également ce moyen d’évasion et quitter définitivement la Culture pour une civilisation qui leur convient mieux et où ils trouvent des structures capables de satisfaire leurs besoins spécifiques. Mais renoncer ainsi à la Culture, c’est dire adieu à sa technologie, et là encore, Contact surveille l’intégration de la personne dans sa civilisation d’accueil en lui imposant un niveau social qui lui interdit de bénéficier d’un trop grand avantage par rapport aux autochtones (la section conserve aussi le droit de s’interposer si elle en voit la nécessité).
Contact se sert même de certains éléments apparemment « antisociaux » de ce type, surtout au sein de sa section Circonstances Spéciales.
À cause des principes selon lesquels la Culture crée ses IAs, un petit nombre de machines souffrent de troubles de la personnalité similaires. On leur donne alors le choix entre une redéfinition opérée de plein gré, un rôle moins important à jouer au sein de la société ou bien l’exil dans les mêmes limites contrôlées.

Dans la Culture, la politique se ramène au référendum en cas de problème à résoudre ; en théorie, chacun peut à tout moment proposer la tenue d’un scrutin sur n’importe quel sujet. Tous les citoyens ont le droit de voter. Quand il est question d’une subdivision ou d’une partie d’un habitat global, tous ceux, hommes ou machines, qui peuvent raisonnablement se prétendre concernés sont en droit de réclamer un vote. On exprime ses opinions et on formule les problèmes principalement via le réseau (libre et gratuit, évidemment), et c’est là que l’individu peut exercer son influence la plus personnelle, étant donné que les décisions prises après consultation sont généralement appliquées et supervisées par l’intermédiaire d’un Moyeu ou de toute autre machine gestionnaire, pendant que les humains, eux, font davantage office d’agents de liaison (le plus souvent par roulement) que de véritables décisionnaires. « Il est d’autant plus difficile d’accéder au pouvoir qu’on le désire ardemment », telle est une des rares lois auxquelles la Culture obéisse strictement. Malheureusement pour les aspirants politiciens, dans la Culture, les leviers du pouvoir sont très largement distribués, chacun étant d’une efficacité très limitée (voir ci-dessus la question des mégalomanes). Évidemment, à bord des vaisseaux stellaires, la gamme des scrutins envisageables est limitée au nom de la cohésion structuro-intellectuelle, encore que la plupart du temps, même l’engin le plus arrogant fasse au moins semblant de prêter l’oreille aux requêtes de ses passagers – par exemple quand ils lui suggèrent de faire un détour pour aller voir l’explosion d’une supernova ou d’agrandir les espaces verts à son bord.

La vie quotidienne au sein de la Culture varie considérablement d’un endroit à l’autre, mais il y règne une stabilité générale que nous-mêmes trouverions soit fort paisible, soit, finalement, assez décevante, selon le tempérament de chacun. Après tout, nous sommes habitués à vivre des temps de grand changement. Pour nous, le progrès technologique va de soi et nous avons appris à nous y adapter – en fait, nous nous attendons même à devoir nous adapter de manière plus ou moins permanente, à devoir, par exemple (du moins dans le monde capitaliste), changer tous les deux ou trois ans de voiture, de type de loisirs et de divers biens d’équipement. Mais la Culture, elle, construit pour durer. Il n’est pas rare qu’un appareil aérien, par exemple, se transmette sur plusieurs générations. Le progrès scientifique existe toujours, mais généralement sans avoir autant de répercussions sur la vie quotidienne que l’invention du moteur à combustion interne, des machines volantes et de l’électronique pour les humains du XXe siècle sur Terre. Même la relative homogénéité du peuplement sur une Orbitale moyenne – assez peu d’enfants et de personnes visiblement âgées – tendrait à renforcer à nos yeux l’impression d’uniformité, encore que la présence dispersée d’individus génétiquement et donc morphologiquement modifiés puisse représenter une compensation.

Pour ce qui est des relations interpersonnelles et des formations familiales, la Culture abrite, on s’en doute, toutes les configurations possibles et imaginables ; cependant, le style de vie le plus répandu tend à regrouper dans une ou plusieurs résidences semi-communautaires un certain nombre de personnes appartenant à des générations différentes et entretenant des liens familiaux assez distendus ; être un enfant dans la Culture, c’est avoir une mère, peut-être un père, probablement ni frère ni sœur, mais beaucoup d’oncles et de tantes et toute une série de cousins. En général, la mère évite de changer de sexe pendant les quelques années qui suivent la naissance de son enfant. (À moins, évidemment, de chercher délibérément à lui brouiller les idées…) Quand, par extraordinaire, un parent maltraite son enfant (par exemple en lui refusant l’accès à l’instruction), on juge préférable que l’entourage – souvent avec l’aide du Mental ou de l’IA de Moyeu ou de vaisseaux adéquats, et dans le cadre du processus démocratique localisé décrit plus haut – prenne en charge son éducation.

D’une manière générale, la Culture n’encourage pas activement l’immigration qui, pour elle, ressemble par trop à une forme travestie de colonialisme. La solution qu’on a privilégiée, et qui se présente sous la forme de Contact, a pour but d’aider les autres civilisations à développer leur potentiel global sans vampiriser leur élite ni les transformer en versions miniatures de la Culture. Toutefois, il arrive bel et bien que des individus, des groupes ou des sociétés entières soient incorporés, lorsqu’on a de bonnes raisons pour le permettre (et si Contact estime que le reste de la communauté n’en sera perturbé dans aucune de ses parties). »

6 réflexions sur “L’utopie de la Culture (Iain M. Banks)

  1. Je résumerais la Culture en quatre points:
    1° C’est une infocratie performante où l’on peut produire en série des dirigeants dévoués et compétents.
    2° C’est une civilisation de consommateurs où rien n’est vraiment fait pour renforcer la résilience et l’autonomie des individus, ni les inciter à participer à la réalisation de l’intérêt général.
    3° C’est un « Empire nomade spatial » qui peut toujours fuir le danger d’une façon ou d’une autre.
    4° Les technologies les plus avancées sont mises à dispositions de chacun pour assurer sa survie et son bonheur, pas à disposition de quelques privilégiés pour faire du profit au détriment du plus grand nombre.

    Pour moi, le seul point positif est le dernier. Tout le reste ne mènera qu’à une société faible et décadente dans le style de celles de l’Age de Cristal ou de Wall E. Donc, la Culture est une société plus riante que les sociétés post-humanistes esquissées par les technolibertariens et les accélérationnistes de gauche mais pas franchement plus enviables. Iain Banks en était conscient: il met bien en évidencel’ennui des Culturiens et les sécessions de civilisations membres lassées par cette société.

    Ceci dit, j’apprécie beaucoup la façon dont ce site aborde le transhumanisme. J’ai bon espoir que ses contributeurs arriveront à imaginer une société transhumaniste eudémonique.

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  2. Je trouve que ce n’est pas évident de voir quel est le point de vue de Iain Banks sur la Culture. Il y a évidemment des sous-entendus critiques vu les personnages qui détestent la Culture qu’il fait parler dans les romans, mais en même temps ce sont de fait des individus très minoritaires, et il montre aussi de nombreuses civilisations « barbares » qui font apparaître la Culture très mature en comparaison. Bien sûr l’aspect très paternaliste des Mentaux qui sont les dictateurs (« éclairés ») de fait est très dérangeant, et c’est sans doute le point le plus sombre… Mais cela dit il me semble que dans l’univers de la Culture, si un humain voulait se « sublimer » dans un état « numérique » proche/identique à celui d’un Mental, il pourrait.

    Il ne me semble pas que la Culture apparaît comme « une société faible », qui « fuit le danger ». Elle semble au contraire « naturellement impérialiste » par son énorme attractivité, sa puissance technologique et l’intervention de CS…

    Est-ce qu’elle est « décadente »? Je me méfie de ce terme qui est souvent employé pour des jugements de valeur très subjectifs… souvent en rapport avec un modèle viril et bien hétéronormé. Sur la question du changement à volonté de sexe pour multiplier les expériences par exemple, Banks n’a l’air d’en faire une condamnation morale. Et c’est une des raisons pour lesquelles je trouve cet univers très progressiste.

    Cela dit il y a peu d’utopies (particulièrement en SF) comparées au nombre de dystopies. Il y a peut-être des oeuvres plus intéressantes que celles de Banks ? Je serais très curieux de les connaître 🙂

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  3. Bon, la Culture n’est pas si dystopique que cela mais ma préférence irait plutôt à la Fédération des Planètes Unies (Star Trek) et au Commonwealth Titanien (jeu de rôle Eclipse phase). La FPU accorde une grande importance à la prévention des excès l’automatisation et à l’intégration de l’individu dans une société hypertechnologique. Le Commonwealth est une version plus dynamique et réalisable de la Culture.

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  4. Ah, Star Trek c’est génial oui… J’aime beaucoup la profonde bienveillance qui semble s’être généralisée dans la Fédération !

    Le Commonwealth Titanien je ne connais pas, merci pour la référence.

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  5. Voici une courte présentation du Commonwealth titanien présenté par un fan d’Eclipse phase
    Source: http://eclipsephase.fr-bb.com/t362-commonwealth-titanien

    « COMMONWEALTH TITANIEN

    Mèmes : techno-socialisme, cyberdémocratie.

    Station principale : Titan.

    C’est au cours des dernières années du XXIe siècle qu’un consortium académique européen s’est installé sur Titan et en a fait la seule entité majeure du système qui ne soit pas majoritairement colonisée par des intérêts hypercorps.

    L’organisation sociale de Titan tire en partie ses racines du modèle scandinave de démocratie sociale mais est aussi marquée par les principes de l’économie ouverte.

    D’un côté, les citoyens du Commonwealth Titanien rejettent l’usage de devises pour les besoins quotidiens et participent ainsi à l’économie de réputation, en vigueur dans la majorité du système extérieur.
    De l’autre, les citoyens de Titan s’engagent à respecter un contrat social lorsqu’ils atteignent la majorité.

    Une portion de la productivité économique des citoyens est quantifiée en tant que monnaie sociale, laquelle est ensuite reversée au bénéfice de projets sociaux administrés par des micro-corporations avec des objectifs comme l’exploration interstellaire sans frontière, les recherches en physique, en neuroscience, le développement de mèmes positifs pour l’équilibre mental, la morphose publique et la défense voire l’effort de construction de l’habitat.

    L’unité monétaire utilisée à ces fins, la Couronne Titanienne, est indexée sur le prix
    courant d’un téraoctet de qubits sur les marchés.

    Contrairement aux anciens régimes socialistes terrestres, le régime titanien n’a recours ni au monopole d’état, ni aux planifications économiques. Quiconque peut rassembler suffisamment de voix à la Pluralité (la cyberdémocratie titanienne) peut fonder une micro-corporation financée par la monnaie sociale et faire concurrence aux autres microcorporations.

    Les micro-corporations sont la propriété du Commonwealth et les profits sont gérés par la Pluralité. En tant qu’entités administratives, elles sont tenues à la transparence, et c’est la Pluralité qui soumet au vote la décision de transférer leurs découvertes dans le domaine public ou non.

    Les IA et IAG bureaucrates gèrent les questions de réglementation (l’impôt papier existe encore, mais il ne ralentit pas les choses. Pas trop en tout cas…).
    La réputation est la forme principale de rétribution individuelle dans ce système.

    Les titaniens investissant beaucoup de leur temps ou de leurs ressources dans un domaine donné gagnent ainsi leurs rétributions sous forme de réputation. »

    Commentaire:

    C’est un système à mi-chemin entre l’économie écosociétale et l’économie socialiste. J’ai trouvé ce système économique novateur sans être utopique. Surtout, il est moins dystopique que l’économie de réputation de l’Alliance autonomiste que les auteurs du jeu (des anarchistes extropiens) parent de toutes les vertus.

    Je pense que c’est aussi un système intéressant dans l’optique d’une socialisation « soft » des GAFA et d’autres grandes entreprises qui est l’un des objectifs des transhumanistes marxistes, si j’ai bien compris. Comme dans l’écosociétalisme on a la socialisation avec des initiatives privées au lieu d’une direction centralisée de l’économie.

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